Jean-Auguste-Dominique INGRES (1780-1867)

Portrait du peintre Guillon-Lethière, vers 1813
Au revers étude pour Raphaël et la Fornarina
Crayon sur papier
26,5 x 19,3 cm, à vue 19 cm de diamètre
Signé sur la droite Ingres
Présence d’un pli restauré sur le diagonale
Provenance : vente Jacques-Auguste Boussac, Galerie Georges Petit, Paris, 10-11 mai 1926, n°246 ; collection Marignane, puis collection particulière.
Bibliographie : Charles Martine, Ingres, Dessins de maîtres français, V, Paris, 1926, n°66. ; Hans Naef Die Bildniszeichnungen von J.-A.-D. Ingres, Berne, 1980, tome I, chap. 43, p. 409, et tome IV, n° 137, repr. p. 250

Vendu

Jean-Auguste-Dominique Ingres découvre Rome pour la première fois en octobre 1806. Reçu comme pensionnaire à la villa Médicis, il est accueilli par le directeur des lieux en partance, Joseph-Benoît Suvée. Le peintre Guillon-Lethière est rapidement désigné pour remplacer ce dernier. Né à Saint-Anne sur l’île de la Guadeloupe en 1760, le jeune Lethière arrive à Bordeaux à l’âge de quatorze ans. Successivement élève de Jean-Baptiste Descamps à Rouen puis de Le Doyen à Paris, il remporte le second prix de Rome en 1784. De retour en France en 1792 après un premier séjour italien, l’artiste débute une série d’œuvres relatives à l’histoire de la république romaine et tente de s’imposer comme rival de David. Sous l’Empire, grâce à l’insistance de Lucien Bonaparte, il obtient le poste de directeur de la Villa en 1807. Le frère de l’empereur fut portraituré pendant son exil romain par Ingres et par Guillon-Lethière. La fidélité des deux peintres au frère mal-aimé de Napoléon eut pour conséquence leur relative mise à l’écart jusqu’à la fin de l’Empire.

En décembre 1810, Ingres termine officiellement son pensionnat à la villa Médicis. Malgré une demande de prolongation refusée (bien que soutenue par le directeur), le peintre alors âgé de trente ans décide de rester à Rome. Il espère recevoir dans cette ville des commandes officielles de l’Empire et ainsi échapper aux luttes parisiennes des peintres courtisans. L’amitié entre l’ancien élève et son directeur se poursuit alors en dehors du cadre de l’École. Cette époque marque chez Ingres le début d’une période de production riche en portraits peints et dessinés. Moyens de subsistance, ces dessins au crayon représentent le plus souvent de riches visiteurs de passage venus de France, d’Allemagne ou d’Angleterre. Certains sont aussi les portraits d’amis proches et confrères, ou de membres de leur famille, résidant comme lui à Rome.

Entre 1808 et 1818, Ingres débute une série de portraits de la famille Guillon-Lethière. Il commence par un double portrait au crayon de madame Guillon-Lethière, la femme du peintre, avec son fils Lucien âgé de six ans. Suivront en 1815 plusieurs portraits d’Alexandre, le fils aîné, et de son épouse accompagnée de leur fille ; puis celui de Charles, le petit fils de Guillaume, trois ans plus tard. Parallèlement, Ingres dessine à plusieurs reprises Guillaume Guillon-Lethière lui- même. Deux premiers portraits représentent le directeur de profil, cadré au-dessus des épaules, la tête relevée dans une attitude dynamique. Deux autres, plus élaborés, le montrent de face, à mi-corps, vêtu d’un large manteau. Un cinquième enfin, redécouvert récemment, est dessiné sur une feuille rectangulaire et inscrit dans un tondo. Le modèle y est cadré sous les épaules et est identique, par la pose et le costume, à celui conservé aujourd’hui à la Morgan Library and Museum à New York.

Hans Naef référence ce dessin dans son catalogue raisonné des portraits dessinés d’Ingres, sous le numéro 137. En 1977, date de publication de l’ouvrage, l’historien ne connaissait cette œuvre que grâce à une photographie publiée par Charles Martine en 1926 et ignorait donc l’existence d’un second dessin au revers de la feuille. Ce verso n’était mentionné ni par Charles Martine dans son livre, ni par l’expert Max Bine lorsque le dessin passa en vente aux enchères dans la galerie Georges Petit avec le reste de la collection de Jacques-Auguste Boussac en mai 1926. Présentée dans un cadre de style Empire sous le numéro 246 de la vacation, l’œuvre se vendit 8 000 francs. Le second dessin ne put être découvert qu’au moment où la feuille fut retirée de son encadrement.

Représentant un couple enlacé, cette étude au verso renvoie à une œuvre disparue d’Ingres : Raphaël et la Fornarina, peinture faite à Rome en 1813 et qui fut détruite dans le musée de Riga en 1941. À l’origine, l’artiste avait projeté de réaliser une série de peintures évoquant plusieurs épisodes de la vie de Raphaël, mais seuls deux thèmes furent finalement traités : Le Cardinal Bibbiena offrant sa nièce en mariage à Raphaël dont la composition date de 1812 et Raphaël et la Fornarina auquel il consacra cinq peintures, plusieurs dessins ou aquarelles et dont il supervisa par quatre fois la traduction en gravure. Celle de Riga était la première et incontestablement la plus sobre de la série. Ingres y installe le peintre et son modèle dans un intérieur sans décor. Il évite les éléments anecdotiques et les nombreux clins d’œil au maître de la Renaissance qui seront intégrés dans les versions suivantes. Sur le croquis tracé au revers du portrait de Guillon-Lethière, les deux figures sont représentées nues à mi-corps. Se corrigeant lui-même, l’artiste note au crayon, au-dessus de l’avant-bras du modèle, « plus long ».

Au-delà de la vénération qu’Ingres portait à Raphaël, le choix d’un sujet illustrant un couple aimant en 1813 correspond à la période où le peintre attend avec impatience l’arrivée de sa future épouse, Madeleine Chapelle. Leur mariage sera prononcé le 4 décembre de la même année et Guillon-Lethière fut l’un des témoins du marié. Ingres dont la situation financière est précaire à ce moment de sa vie, utilise par souci d’économie la face laissée vierge de cette feuille d’étude pour portraiturer Guillaume Guillon-Lethière. Ce remploi permet de dater le portrait au tournant des années 1813 et 1814, soit après les versions de profil mais avant celles connues représentant le modèle de face. L’œuvre, probablement offerte au directeur de la villa Médicis ou à l’un de ses proches, n’est réapparue qu’à l’occasion de sa vente en 1926 avant de disparaître de nouveau jusqu’à aujourd’hui.

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